Les villages ouvriers comme éléments du patrimoine de l'industrie

Par Louis Bergeron, Président d'Honneur, TICCIH, 2001
(The International Committee for the Conservation of the Industrial Heritage)

Les villages ouvriers : sens et limites d'une politique
LES VILLAGES OUVRIERS ont constitué aux XIXe et XXe siècles - et parfois bien antérieurement, dès la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle - l'une des expressions les plus achevées de l'impact exercé par l'industrialisation sur l'organisation sociale en général, et sur la vie des hommes, des femmes et des enfants (au travail et hors du travail) en particulier.

Leur apparition, d'une part, traduit de façon immédiate les nécessités du recrutement et de la gestion de la main d'oeuvre de la part de toute entreprise ayant besoin de stabiliser et de fixer d'importantes concentrations de salariés. Problème lancinant pour les entrepreneurs de tous les temps et de tous les pays, qui nous rappelle à quel point les facteurs humains ont toujours été primordiaux pour la bonne marche d'une entreprise. On prendra pour exemple significatif au point d'en devenir schématique, l'histoire des mines de fer et de la sidérurgie lorraine au cours de sa fulgurante mais brève période de développement, entre la fin du XIXe siècle et les années postérieures au milieu du XXe. Jusque dans les années 1930, la pénurie d'effectifs fut, dans ce secteur et cette région, une hantise permanente, liée tant à l'accroissement rapide des besoins des entreprises qu'à l'extrême instabilité des ouvriers. La pratique d'une politique sociale paternaliste apparut donc comme une condition sine qua non de la croissance et, tout simplement, de l'existence de l'activité économique. Dès avant 1914, un chroniqueur économique n'hésitait pas à écrire : « Bâtir se présente comme le complément de toute industrie ». Produire deux fois plus de minerai de fer, déclare en 1923 l'ingénieur des mines du bassin de Briey, requiert la construction de 5000 logements. Créer une cité ouvrière de qualité réduit considérablement le turnover de la main d'oeuvre. Il en résultait des investissements parfois considérables, qui s'ajoutaient à l'immobilisation de capitaux exigée par l'ouverture d'un puits de mine, par exemple - mais les compagnies amortissaient la dépense grâce à la pratique de loyers suffisants pour rentabiliser l'investissement. On a beaucoup écrit sur la volonté d'instaurer, sur la base de cette politique du logement, un véritable contrôle social, un « système social d'entreprise » faisant de la cité ouvrière un « espace d'ordre ». Un tel projet, très évident dans le cas des De Wendel, par exemple, qui ajoutèrent au logement tout un arsenal de moyens « para-salariaux » de fidéliser ses ouvriers, est pourtant beaucoup moins explicite au niveau des réalisations de bien d'autres patrons, qui se contentèrent de juxtaposer des logements à la mine ou à l'usine, puis d'y entasser la main d'oeuvre.

Mais, d'autre part, dans de nombreux cas le village ouvrier a concrétisé, inscrit au sol et dans le paysage, une pensée patronale plus systématique, pensée d'inspiration morale, philosophique ou franchement religieuse selon les cas. Elle a soutenu les patronats de différents pays et de différentes branches d'activité dans le plus important effort de l'ère industrielle pour inventer des modalités pratiques d'accommodement entre classes antagonistes, dans une volonté tout à la fois d'encadrement, de contrôle, de reproduction, d'intérêt bien compris en somme - mais aussi dans une perspective à moyen terme de promotion matérielle et morale dépassant les limites de l'entreprise, pour apporter une contribution à la reconstruction d'une société « fracturée ». L'un des problèmes les plus délicats est du reste d'apprécier, tant au niveau des intentions qu'à celui de l'acceptation ou du rejet, le degré de succès ou d'échec et la pérennité variable de telles réalisations. Cette dernière a été d'autant plus grande que, dans un contexte industriel donné, le mouvement ouvrier a été plus lent à se structurer, la syndicalisation restant alors minoritaire (en France, souvent après 1936 ).

Bien qu'ils ne représentent, on l'a dit, que l'une des formes de l'intervention patronale dans le fonctionnement de micro-sociétés, les villages ouvriers s'imposent donc sans nul doute à l'attention des défenseurs du patrimoine mondial, non seulement en raison de leurs apparences particulièrement formalisées, mais parce qu'ils portent témoignage sur un genre de vie et sur un style de relations sociales liés à certaines phases, formes ou localisations de l'industrialisation. Il y a là de quoi attirer l'intérêt, tout à la fois, des historiens de la société industrielle, mais aussi de l'urbanisation, de l'architecture, ainsi que des spécialistes de l'anthropologie historique, dès lors qu'ils seraient à la recherche de sites témoignant fortement d'une étape de l'histoire de l'organisation sociale liée à l'émergence des formes concentrées de l'activité industrielle. Quels problèmes spécifiques la sélection de tels témoignages pose-t-elle ?

Critères de définition


IL CONVIENT D'ABORD de délimiter avec assez de précision la catégorie dite des « villages ouvriers ». On en exclut ici les formes d'habitat ouvrier qui se sont développées au sein de ou en continuité avec des agglomérations préexistantes. Une telle exclusion peut aussi bien concerner - pour nous limiter à des exemples français - les courées du Nord, fruit de spéculations foncières et immobilières à l'origine desquelles ont pu se trouver des personnes tout autres que des entrepreneurs d'industrie ; ou aussi bien la fameuse cité industrielle de Mulhouse, ou la ville du Creusot (que les ouvriers eux-mêmes, vers 1880, proposèrent pourtant de rebaptiser Schneiderville) - puisque, dans le premier cas, l'initiative eut une origine patronale collective (sous l'impulsion de la « Société Industrielle de Mulhouse ») et aboutit à une opération d'urbanisme articulée sur la ville), tandis que dans le second cas la croissance et l'organisation de la ville n'ont été que partiellement et assez tardivement maîtrisées par la dynastie des Schneider, quelle que soit la force de l'empreinte qu'elle a laissée sur Le Creusot.

On réservera l'appellation à tout ensemble à usage d'habitation créé à l'initiative d'un patron en symbiose directe avec les lieux du travail. Cet ensemble peut être plus ou moins étendu et plus ou moins structuré, depuis le petit groupe de maisons quasi rurales apparues en contiguïté avec une grosse forge seigneuriale d'ancien type, jusqu'à une véritable petite ville incorporant toutes les catégories de services et présentant un véritable projet urbanistique (on pense à Carbonia, en Sardaigne méridionale, créée à l'époque fasciste sur l'une des dernières mines de charbon à avoir été mises en exploitation sur le continent européen).

Une caractéristique commune à tous ces sites est la séparation physique d'avec les communautés voisines, soit du fait d'un éloignement imposé par des conditions géographiques et techniques (dépendance à l'égard d'une source d'énergie, d'un gisement), soit du fait d'une volonté délibérée d'isolement, de rejet des contacts de la part de l'entreprise. Dans le premier cas, on songe aux villages miniers du Limbourg belge, où le gisement charbonnier a été ouvert aux premières années du XXe siècle dans un environnement quasi désertique, ou encore au site d'Argentiera (Sardaigne septentrionale) localisé en bord de mer dans une sorte de nowhere. Dans le second cas on peut renvoyer à l'histoire d'établissements tels que la manufacture de Villeneuvette (France, Hérault) ou la Colonia Sedo (Catalogne), clairement coupés des communes toutes proches de Clermont-l'Hérault ou d'Esparraguera, ou encore le village de Crespi d'Adda (Italie, province de Milan) demeure parfaitement distinct jusqu'à nos jours de la commune de Capriate San Gervasio.

Problèmes de sélection


DANS LA PERSPECTIVE d'une réflexion et d'une stratégie impliquant soit la multiplication, soit à l'inverse le contingentement des sites à inscrire sur la World Heritage List, le problème de la sélection des recommandations à formuler de la part de TICCIH est en tout état de cause fondamental.

  1. Peut-on imaginer de ne retenir qu'un très petit nombre de sites - un ou deux, par exemple - à l'échelle de l'ensemble des pays occidentaux ayant connu, fût-ce avec des décalages chronologiques, des modalités d'industrialisation analogues et comparables au cours des XIX-XXe siècles ? Dans une telle hypothèse, la poignée de sites retenus devrait exprimer d'une façon synthétique et diachronique l'ensemble des caractères considérés comme essentiels d'une certaine relation patronat-salariat sur une période de longue durée et dans une aire de civilisation très vaste. Or l'hypothèse ne résiste pas à l'examen. Elle est de toutes façons parfaitement a-historique. Au-delà de ressemblances qui tiennent, inévitablement, à l'existence de modèles qui ont connu une réelle diffusion, ainsi qu'à l'identité des problèmes généraux qui se sont posés à un grand nombre d'entrepreneurs et d'une façon quasi permanente, la réalité est en fait très variée d'une phase à une autre de l'industrialisation, d'une aire géographique ou nationale à une autre, d'une culture patronale à une autre...
  2. Par suite, la règle à adopter ne peut être que celle d'une analyse attentive d'un grand nombre de cas particuliers, analyse qui tiendra compte de la chronologie, des espaces culturels, des contraintes propres à chaque type d'industrie. Mais aussi, d'une analyse qui distingue le banal de l'exceptionnel - car on voit mal que les critères de sélection définis par l'UNESCO puissent s'accommoder d'une distinction à accorder à ce qui peut s'énumérer de façon répétitive à travers un grand nombre de pays. Où chercher, dès lors, l'exceptionnel, l'unique, bref ce qui dénonce une réussite humaine digne d'être internationalement valorisée ?


Critères de qualité

On propose ici de valoriser, notamment, les villages ouvriers qui ont exprimé une volonté particulière du patronat de mettre à la disposition de leurs habitants des logements de qualité. Cette qualité peut se reconnaître :

Retenir de tels critères conduit à envisager de retenir un ou plusieurs sites appartenant aux générations les plus récentes des villages ouvriers - celles postérieures à la diffusion du modèle de la cité-jardin, par exemple, celles construites depuis l'entre-deux-guerres, celles dont la réalisation a été confiée à des architectes en renom, celles qui ont le mieux vieilli ou qui suscitent plus nettement le désir de rachat de la part de leurs occupants quand vient le moment de la liquidation de leur stock immobilier par les compagnies, etc.

On pourra alors voir apparaître des oppositions caractéristiques entre pays - ainsi, en France, les politiques immobilières patronales ont-elles engendré dans l'ensemble un habitat ouvrier de qualité médiocre, tandis qu'en Italie on sera frappé par la recherche d'une véritable qualité architecturale : oppositions, aussi, entre époques, l'essor des bassins miniers et sidérurgiques d'Europe occidentale au cours du dernier siècle de l'industrialisation ayant été aux mains de puissantes compagnies qui ont pu se doter des moyens d'une politique cohérente du logement : tandis que le XIXe siècle restera celui de l'édification des « cités idéales » et des entrepreneurs « idéologues ».

Critères conceptuels

D'un autre côté, il apparaît indispensable de faire bénéficier d'une distinction tous les sites de villages ouvriers qui ont formulé concrètement une pensée sociale originale, voire des conceptions utopistes de la part de leurs promoteurs - l'utopie étant le réservoir indispensable dans lequel les créateurs puisent de génération en génération pour passer à la réalité. Chaque pays a produit ses propres penseurs sociaux dont les concepts ne sont pas totalement réductibles les uns aux autres, et dont les inspirations ont varié sensiblement d'un âge à un autre. Il n'y aurait aucun motif défendable de privilégier un seul d'entre eux.

Suggestions


DEUX DOSSIERS de villages ouvriers qui ont été récemment inscrits sur la Liste du Patrimoine Mondial ou sont actuellement à l'étude devant le World Heritage Committee se trouvent illustrer parfaitement les deux types de références que l'on vient d'évoquer. Dans le cas de New Lanark (proposé 2001), l'adéquation des réalisations à une pensée morale et sociale cohérente et promise à une longue postérité est aussi remarquable que le sont les conditions de conservation et de valorisation qui se sont créées depuis un certain nombre d'années. Site porteur de sens et d'un large rayonnement, il paraît devoir remporter une adhésion unanime. Une telle appréciation n'implique pas pour autant que l'on doive restreindre à ce seul site l'attention portée par la Direction du Patrimoine Mondial à ce type de patrimoine, ni dans une perspective globale ni, tout autant, dans une perspective purement britannique. New Lanark est une réalisation très datée. Le reste du XIXe siècle et le XXe ont vu s'épanouir une série d'autres créations urbaines liées à de grands entrepreneurs qui méritent absolument d'être prises en considération - Saltaire, Port Sunlight, etc. - dans un pays qui fut par ailleurs la patrie d'Ebenezer Howard...

Dans le cas de Crespi d'Adda (inscrit 1995), on se trouve en présence d'un cadre d'interprétation tout différent : celui d'une Italie septentrionale où l'industrialisation en grand de l'industrie textile démarre seulement dans la deuxième moitié du XIXe siècle ; celui d'un patronat qui a regardé certes vers les exemples de politiques paternalistes offerts par l'Europe du Nord- Ouest, mais qui n'en appartient pas moins à un contexte idéologique tout différent, imprégné de pensée catholique et où l'exemple d'Alessandro Rossi a été très influent ; celui d'une culture de l'architecture et de la ville qui ont inspiré une conception urbanistique et artistique du village ouvrier qui constitue un trait absolument original imputable à l'environnement italien ; celui d'un homme ou plutôt d'une dynastie dont la conduite est restée pourtant dictée par un pragmatisme éloigné d'une pensée sociale originale. Le résultat, en tout cas, distingue fortement le site de Crespi d'Adda parmi toutes les autres réalisations analogues, contemporaines ou postérieures dans l'ensemble de la péninsule ; en outre, le choix de l'emplacement par la famille Crespi a inséré l'usine et le village dans un paysage industriel historique d'une très haute valeur - celui du cours moyen de l'Adda au Sud du lac de Côme, très fortement marqué par l'histoire de l'utilisation de l'eau comme moyen de transport et comme source d'énergie ; tout un passé technologique auquel Crespi d'Adda se rattache directement par sa centrale hydroélectrique et par sa proximité de plusieurs autres landmarks à propos desquels doit du reste être prononcé le nom de Leonardo da Vinci. Mais encore une fois, le cas de l'aire méditerranéenne ou de l'Europe méridionale, comme on voudra, ne sera pas réglé une fois pour toutes avec Crespi d'Adda en ce qui concerne ce type de patrimoine lié à l'habitat ouvrier en villages. En Italie même, devra être pris un jour prochain en compte le cas de la manufacture royale de San Leucio (Caserta) et de son quartier d'habitations : impressionnant témoignage d'une politique industrielle et sociale d'un souverain bourbonien à l'époque des Lumières. En Catalogne, devra être analysé le type, largement représenté dans les vallées du Llobregat et du Ter, de la colonia industrielle, village- ville typique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, qui a servi de berceau à une expérience de gestion de la main d'oeuvre dans un cadre extra-métropolitain (i.e., hors de Barcelone) dont l'inspiration et l'expression ne sont pas réductibles au cas italien. Ici encore, le recours à l'architecte le plus en vue de l'époque - Gaudí - devrait faire l'objet d'une attention particulière dans le cas de la Colonia Güell.

Et le reste de l'Europe industrielle de l'Ouest et du Nord ? Ses réalisations en matière de villages ouvriers méritent évidemment un traitement particulier, car elles n'entrent pas dans les cadres fournis par les exemples précédents. En Belgique, les sites du Grand Hornu, de Bois du Luc et des mines (fermées) du Limbourg belge proposent un éventail de situations dont les dates, les conceptions ou les réponses à un besoin économique précis empêchent de les assimiler l'une à l'autre, tout en constituant des repères patrimoniaux d'un intérêt largement international. On en dira autant des (relativement) récentes Siedlungen de la Ruhr ou des cités des mines de potasse d'Alsace (sous régime tour à tour allemand et français), qui renvoient à de véritables politiques patronales ou administratives qui ont marqué un tournant dans la conception des relations humaines dans l'entreprise. Quant au cas français, il renforce encore l'argumentation selon laquelle l'inscription sur la Liste du Patrimoine Mondial d'un ou deux sites appelés à « parler » pour toute une catégorie patrimoniale exprime une stratégie culturelle indéfendable. Le Familistère de Guise, un bon quart de siècle après New Lanark, témoigne d'un projet de Jean-Baptiste Godin dont l'ampleur conceptuelle et le retentissement (cf. les transferts d'idées et de pratiques entre Guise et la cité Menier de Noisiel) le placent à un rang d'importance comparable à celui d'Owen, sous une enveloppe architecturale radicalement différente. Que dire de la manufacture de Villeneuvette (Hérault), culturellement à l'abandon aujourd'hui alors qu'elle constitue le dernier et unique témoignage d'une politique royale qui s'est développée entre le dernier tiers du XVIIe et le premier tiers du XVIIIe siècle, véritable cité du travail enclose de murs en pleine campagne ?

Conclusion


LES RÉFÉRENCES et les formes sont multiples : l'interprétation globale et généralisante est impossible. La multiplication typologique des sites à valoriser serait-elle un signe de faiblesse, ou de manque de maîtrise de son sujet, de la part de l'UNESCO ? J'y verrais plutôt un signe de respect à l'égard de la fertilité de l'esprit humain (fût-ce l'esprit des entrepreneurs, dont il fut un temps de bon ton de nier l'existence ) ainsi que de la mémoire des collectivités laborieuses qui ont vécu dans différents cadres des expériences originales, sur fond commun de travail, bien sûr.

Existe-t-il un argument financier qu'on puisse opposer à une certaine dispersion des landmark honorés d'un label mondial ? Je ne le crois pas. Des élus locaux qui appartiennent à des villes de quelques milliers d'habitants, souvent, et qui conçoivent des projets pour leur patrimoine industriel - et des projets d'une réelle densité, souvent - ne s'attendent pas à recevoir un million de dollars pour les réaliser. Ils attendent d'une très haute autorité culturelle une reconnaissance de principe qui leur permette de mobiliser dans leur propre département, province, région ou Etat les ressources nécessaire. Faire un détour (sic) par l'UNESCO relève pour eux d'une stratégie de contournement des administrations et ministères de leur propre pays qui, trop souvent, s'avèrent incapables de les écouter et, surtout, d'être à l'écoute du patrimoine qu'ils devraient contribuer à sauver. La procédure employée me paraît hautement démocratique : elle renvoie à la vigueur de l'initiative citoyenne.


Louis BERGERON Paris, 18 octobre 1995